Violences faites aux femmes

VIOLENCES FAITES AUX FEMMES

« un problème mondial de santé publique d’ampleur épidémique »

par la Dre Muriel Salmona

Voir aussi Séminaire à Sciences Po sur les violences, janvier 2014

1 - GÉNÉRALITÉS
2 - ETAT DES LIEUX DES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES ET AUX FILLES
3 - CONSÉQUENCES SUR LA SANTÉ DES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES ET AUX FILLES
4 - CONSÉQUENCES SOCIÉTALES DES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES ET AUX FILLES
5 - COMMENT COMBATTRE EFFICACEMENT CES VIOLENCES
6 - CONCLUSION

Généralités

Les violences faites aux femmes et aux filles sont avant tout des violences sexistes permises par les inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes, dans un contexte historique de discrimination sexiste et de domination masculine.

La Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies en 1993 (1) donne avec l'article premier la définition suivante de la violence à l'égard des femmes et des filles : « tout acte de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée. »

Et le féminicide peut être défini comme le meurtre d’une femme ou d’une fille parce qu’elle est de sexe féminin (crimes « d’honneur », violence conjugale, meurtres sexuels, meurtre de femmes prostituées, filles éliminées avant ou après la naissance…).

Ces violences faites aux femmes et aux filles massivement commises par des hommes sont un fléau qui transcende les pays, les ethnies, les cultures, les classes sociales et les classes d'âge. Elles représentent une atteinte grave à leur intégrité physique et psychique, et une violation de leurs droits fondamentaux à la vie, à la sécurité, à une égale protection de la loi, à ne pas subir de discrimination sous aucune forme, à l'égalité et à la dignité, au meilleur état de santé physique et mentale possible, et à ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

D’après le Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (UNIFEM) cette violation de leurs droits fondamentaux « a pour conséquences de détruire des vies, fracturer des communautés et freiner le développement » et entraîne « une situation effrayante en termes de conséquences sociales et sanitaires ». Le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, a quant à lui déclaré le 8 mars 2007 : « La violence contre les femmes et les filles demeure inchangée dans tous les continents, tous les pays et toutes les cultures. Le tribut payé par les victimes, leur famille et la société dans son ensemble est accablant. La plupart des sociétés interdisent cette violence, mais en réalité elle est trop souvent passée sous silence ou tacitement tolérée ».

1) Les chiffres noirs

Les chiffres dans le monde sont accablants : selon un rapport de l’OMS(2) en 2013, 35% des femmes ont subi des violences physiques et-ou sexuelles de leur partenaire intime, ou des violences exercées par d'autres que leur partenaire, et parfois jusqu’à 71 % des femmes subissent des violences. Toujours selon ce rapport la plupart de ces violences sont commises dans le cadre de la famille et du couple, presque un tiers de toutes les femmes ayant eu une relation de couple ont subi des violences physiques et/ou sexuelles de leur partenaire intime et 38% du total des meurtres de femmes sont commis par des partenaires intimes.

En France les chiffres sont impressionnants avec en 2012 : 148 femmes décédées sous les coups de leur conjoint, soit une femme tous les deux jours et demi ; dans l’enquête ENVEFF (2000) 10% des femmes déclarent avoir subi des violences conjugales dans l’année qui précède, ce chiffre passant à 25% pour les femmes les plus jeunes (3). Dans l’enquête CSF (2008) plus d’1 femme sur 5 (20,4%), déclare avoir subi au moins une fois dans sa vie une forme de violences sexuelles (attouchements forcés, tentative de rapports forcés, ou rapports forcés) (4). Parmi elles, 6,8% déclarent au moins un rapport sexuel forcé au cours de leur vie (tandis que les hommes sont 6,8 % à déclarer au moins une forme de violences sexuelles au cours de sa vie et 1,6 % au moins un rapport sexuel forcé). Les femmes et les filles sont chaque année 203 000 a subir un viol ou une tentatives de viol (83 000 pour les femmes adultes, 120 000 pour les mineures) !. Pour les chiffres vous pouvez consulter la lettre n°8 de l’observatoire national des violences faites aux femmes de novembre 2013.

Aucune femme, aucune fille dans le monde n'est à l'abri de subir des violences en raison de son sexe. A tout moment de leur vie, dans leur petite enfance, leur enfance, leur adolescence, à l'âge adulte ou pendant leur vieillesse, les femmes peuvent subir de mauvais traitements physiques ou moraux et des violences sexuelles, et vivre dans la peur. L'auteur des violences est dans la plupart des cas un homme, une personne connue de la victime, le plus souvent un proche. Aucun espace de vie des femmes et des filles n'est protégé. Et les espaces habituellement considérés comme les plus protecteurs - la famille, le couple - où amour, soins et sécurité devraient normalement régner, sont ceux où se produisent le plus de violences.

Plus les femmes sont jeunes et/ou en situation de vulnérabilité plus elles subissent de violences : qu’elles soient mineures, femmes handicapées qui subissent quatre fois plus de violences, femmes sans toit, femmes immigrées, réfugiées, racisées, en situations prostitutionnelles, vivant dans des pays en guerre…).

2) L'impact sur la santé des femmes et des filles

Les violences intra-familiales, conjugales et sexuelles que subissent plus spécifiquement les femmes ont de lourdes conséquences sur leur santé et sur celles de leurs enfants qui en sont témoins. Elles sont à l’origine d’une augmentation importante du recours à des consultations médicales, des examens complémentaires, des prises de médicaments, des soins d’urgences, des soins psychiatriques, des hospitalisations et des interventions chirurgicales.

« Il s'agit d'un problème mondial de santé publique, d'ampleur épidémique, qui appelle une action urgente », nous dit la Dre Margaret Chan, directeur général de l’OMS dans le rapport établi en 2013 avec des données recueillies pour 81 pays (2).

Les études internationales(5) et l'Organisation mondiale de la santé en 2010(6) ont démontré et reconnu qu’avoir subi des violences est un des déterminants principaux de la santé : soins en psychiatrie (état de stress post traumatique, troubles anxieux, dépressions, tentatives de suicide, insomnies, phobies, troubles de la mémoire, troubles alimentaires, addictions, etc.), en médecine générale (stress, douleurs et fatigue chroniques, etc.), en cardiologie, en gynéco-obstétrique, en gastroentérologie, en endocrinologie, etc., hospitalisations répétées, multiplication des arrêts de travail, mise en invalidité…

Le rapport de l'OMS de 2013 montre que la violence accroît fortement la vulnérabilité des femmes face à toute une série de problèmes de santé à court et à long terme ; il souligne que « le secteur de la santé doit prendre plus sérieusement en considération la violence à l’encontre des femmes », a déclaré la Dre Claudia Garcia-Moreno de l’OMS. L’étude montre qu’à l’échelle mondiale, 38% des femmes assassinées l’ont été par leur partenaire intime, et 42% des femmes qui ont connu des violences physiques ou sexuelles d’un partenaire ont souffert de blessures. La violence contribue dans une large mesure aux problèmes de santé mentale des femmes comme la dépression, l’alcoolisme. La violence du partenaire et la violence sexuelle exercée par d’autres que le partenaire sont corrélées à un risque plus élevé de contracter des infections sexuellement transmissibles et d’avoir une grossesse non désirée ; le rapport montre que la probabilité de se faire avorter est deux fois plus élevée chez les femmes qui connaissent des violences physiques et/ou des violences de leur partenaire sexuel, et que la probabilité d’avoir un enfant de faible poids de naissance est majorée de 16% chez les femmes qui subissent des violences de leur partenaire.

3) L'absence de prise en charge des femmes et des filles victimes de violences

Pourtant, en 2014, malgré leur fréquence et leur gravité, ces violences faites aux femmes font toujours l'objet au mieux d'une méconnaissance et d'une sous-estimation, au pire d'un déni ou d'une tolérance coupable. Elles font l'objet d'une véritable loi du silence qui leur est imposée avec fréquemment des menaces, des pressions et des manipulations. Cette loi du silence protège les agresseurs en leur assurant l'impunité, et protège également le mythe d’une société patriarcale idéale où les plus forts (les hommes et tout ceux qui détiennent une autorité) protégeraient ceux désignés comme étant les plus faibles ou les plus vulnérables (les femmes et les enfants), créant ainsi de toute pièce une dette leur permettant d’exercer leur domination. Surtout, cette loi du silence abandonne les victimes à leur sort, toutes les victimes. Les femmes et les filles victimes de violences se retrouvent donc seules. Abandonnées, elles ne bénéficient ni de protection, ni de soins spécifiques. Les hommes et les garçons victimes ou témoins de violences sont eux aussi laissés sans soin.

Cet abandon a pour conséquence d'obliger toutes les victimes à survivre seules dans une grande souffrance et une insécurité totale, et à se réparer comme elles peuvent. Et les stratégies de survie qu'elles sont dans l’obligation de développer sont un facteur d'exclusion, de pauvreté, et de vulnérabilité à de nouvelles violences.

Comme je le dénonce dans mon ouvrage Le livre noir des violences sexuelles cet abandon sans protection ni soin de la très grande majorité des victimes de violences est un véritable scandale de santé publique (7). D’autant plus que nous disposons depuis plus de 10 ans de toutes les connaissances nationales et internationales sur la réalité des violences et la gravité de leurs conséquences psychotraumatiques (8). Ces troubles psychotraumatiques qui peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie auront un impact considérable sur leur santé, la santé de leurs enfants, leur insertion sociale et professionnelle et leur qualité de vie. Ils représentent également un coût financier important pour les États.

Nous savons que ces conséquences sont très fréquentes et que les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels(9) et de la mémoire, visibles sur des IRM. Nous en connaissons depuis plusieurs années les mécanismes psychologiques et neuro-biologiques comme nous le verrons plus précisément.

Nous savons très bien décrire cliniquement ces troubles psychotraumatiques, les diagnostiquer, et nous savons les traiter efficacement (avec une récupération des atteintes neurologiques grâce à la neuroplasticité du cerveau), nous savons aussi qu’avoir subi des violences, particulièrement dans l’enfance, est un des déterminants principaux voire le déterminant principal (quand les violences ont eu lieu dans l’enfance) de l’état de santé des personnes même 50 ans après (Felitti et Anda, 2010) (10).

Et nous savons enfin que laisser des victimes de violences traumatisées sans soin est un facteur de risque de reproduction de violences de proche en proche et de générations en générations, les victimes présentant un risque important de subir à nouveau des violences, et aussi d’en commettre pour un petit nombre d’entre elles (ce qui suffit à alimenter sans fin un cycle des violences), comme je l’explique dans mon article Lutter contre les violences passe par la protection et le soin des victimes(11).

Pourtant, à l’heure actuelle, les médecins et les autres professionnels de la santé ne sont toujours pas formés, ni en formation initiale, ni en formation continue. Lors d’une enquête récente auprès des étudiants en médecine,en 2013 (12), plus de 80 % ont déclaré ne pas avoir reçu de formation sur les violences et 95% ont demandé une formation pour mieux prendre en charge les victimes de violences ; et l’offre de soins adaptés est très rare, et n’est pas répartie sur tout le territoire et les DOM-TOM. Le dépistage systématique et universel par les professionnels de santé, seul garant pour un réel dépistage des victimes de violences, et une véritable prévention primaire, et recommandé par les études internationales, est encore très loin d’être mis en place. Seuls quelques professionnels de santé et quelques services d’obstétrique le font à l’heure actuelle.

Les États ont pourtant l'obligation de protéger les femmes contre la violence et d'assurer soins, justice et réparations aux victimes. Dans son article 6 la Convention de l'ONU sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, CEDAW, invitait en 1979 les États à prendre « toutes les mesures appropriées, y compris les dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes leurs formes le trafic des femmes et l'exploitation de la prostitution des femmes » (13). Le Conseil de l'Europe a adopté en 2002 un texte juridique, la recommandation 1582 définissant une approche globale pour mettre fin à la violence envers les femmes (14). En 2005, dans la Déclaration de Varsovie(15), les chefs d'Etats et les chefs de gouvernement du Conseil de l'Europe ont réaffirmé leur engagement à combattre la violence à l'égard des femmes sous toutes ses formes. La Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et de la violence domestique (convention contraignante considérée comme « norme d’excellence » par l’ONU-Femmes à la session de la Commission de la Condition de la Femme tenue à New York, la Dre Chan s'est jointe au Secrétaire général des Nations Unies et aux chefs d’autres entités des Nations Unies pour demander que la « tolérance zéro » s’applique à la violence à l’encontre des femmes (16).

Cependant la violence faite aux femmes reste généralisée et la prise en charge des victimes est notoirement insuffisante dans tous les États du monde. Suivant les Etats, le pourcentage de femmes victimes - nous l'avons vu - peut aller du simple au sextuple. Ces différences sont liées avant tout au degré de violence et de discrimination qui règnent dans chaque État. Le pourcentage de femmes victimes de violences est d'autant plus élevé dans un État que des conflits armés s'y produisent ou s'y sont produits récemment, que le taux de criminalité y est élevé, et que les inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes y sont importantes.

En 2014 l'ignorance des véritables causes de la violence, de ses effets et des mécanismes de sa reproduction sont donc dues avant tout à la méconnaissance de la réalité de la violence faite aux femmes et aux filles, de ses conséquences à long terme sur leur santé, l'insuffisance des moyens mis en œuvre pour lutter contre elle, et l'absence de prise en charge des victimes. Cet état de fait est de plus aggravé par les fausses représentations sur les violences et les stéréotypes sexistes. Ils font de la violence une fatalité, de l'homme un prédateur et de la femme un objet de consommation et d'instrumentalisation. Aussi pour les États et tous acteurs engagés dans la lutte contre les violences faites aux femmes, connaître leur réalité, leurs effets, et en comprendre les mécanismes psychotraumatiques sera indispensable pour pouvoir agir efficacement.

Le rapport de l'OMS de 2013 préconise des programmes de prévention favorisant des réformes sociales, notamment « la remise en cause les normes sociales qui appuient le contrôle et l'autorité exercés par les hommes sur les femmes et qui cautionnent ou tolèrent la violence à l'encontre des femmes ». Le rapport demande aussi d'intégrer ces questions dans la formation des personnels médicaux au dépistage systématique des victimes de violences et à leur prise en charge.

En France il existe un arsenal juridique important qui en prend en compte les violences faites aux femmes, arsenal encore à parfaire mais qui pourrait s’il était réellement appliqué être déjà efficace. De plus en plus d’efforts sont faits pour lutter contre ces violences et il semblerait qu’enfin une prise en compte de ce grave problème de santé publique soit en train d’émerger : nous avons à nouveau un ministère des Droits des femmes depuis 2012, un haut conseil à l’égalité femmes hommes, un observatoire national des violences faites aux femmes, la MIPROF (mission inter-ministérielle de lutte contre les violences faites aux femmes et de lutte contre la traite des êtres humains) qui a mis en place un groupe de travail sur la formation des professionnels de santé, un quatrième plan interministériel triennal de lutte contre les violences faites aux femmes(17) et de nouvelles loi qui améliorent la protection des victimes de violences ; le projet d’une loi cadre sur les droits des femmes(18) avec un volet pour améliorer la protection des femmes victimes de violences a été adopté par le Sénat en première lecture le 17 septembre 2013, une loi de renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel(19) adoptée par l’assemblée nationale le 4 décembre 2013, et un projet de loi pour la ratification de la convention d’Istanbul a été présenté à l’Assemblée nationale le 15 mai 2013. En 2013 des colloques ont été organisés par le ministère des Droits des femmes et la MIPROF sur les soins des victimes, la prise en charge des auteurs et la formation des professionnels de la santé, la ministre des Droits des femmes et porte parole du Gouvernement, Mme Najat Valaud-Belkacem s’est prononcée le 3 septembre 2013 sur la nécessité que les femmes victimes de violences puissent recevoir des soins rapides sans frais par des professionnels formés : « Ces soins sont de plus en plus pertinents, de mieux en mieux adaptés. Il s’agit de les diffuser, pour qu’ils soient de plus en plus connus. La psycho-traumatologie apporte désormais des réponses solides. Il faut veiller à ce que l’offre de soin soit à la hauteur des besoins. L’objectif est simple : faire en sorte qu’une victime de violences puisse s’inscrire, rapidement et sans frais, dans un protocole de soins établi selon les règles de l’art. » (20)


État des lieux des violences faites aux femmes

Les violences faites aux femmes et aux filles englobent la violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la famille, au sein des relations intimes avec des partenaires, au sein des institutions, du travail, dans le cadre du soin, des études, du sport et dans les espaces publics. Cet ensemble comporte aussi les mariages précoces, les mariages forcés, les violences liées à la dot, les crimes d'honneur, les mutilations sexuelles féminines et les autres pratiques traditionnelles préjudiciables à la femme. Il faut y ajouter la violence liée à la traite et à l'exploitation des êtres humains, au proxénétisme et à la prostitution. En font également partie la violence per