L’éternel détournement de Dolorès Haze

L’éternel détournement de Dolorès Haze

par Sokhna Fall

C’est une petite victime très particulière que je voudrais évoquer ici. Elle s’appelait Dolorès Haze et venait d’avoir douze ans quand son agresseur l’a prise dans ses filets. Elle vivait avec sa mère ni très chaleureuse ni très protectrice dans une petite ville quelconque des Etats-Unis. Sa vie bascule quand un élégant étranger s’installe pour quelques mois dans la chambre mise en location par Mme Haze. Celle-ci tombe rapidement amoureuse du beau locataire, tandis que celui-ci se prend de passion pour … Dolorès. Il courtise la mère pour approcher la fille, selon une stratégie bien connue et projette même de tuer Mme Haze après l’avoir épousée. Un coup de pouce du destin lui évite cette peine puisque la mère de Dolorès est renversée par une voiture alors qu’elle s’échappe dans la rue, affolée par la lecture du journal intime du locataire qui révèle sa passion sexuelle pour l’enfant. Le pseudo veuf va alors chercher Dolorès dans son camp de vacances et lui annonce qu’il est dorénavant son père. Il a déjà pris l’habitude de la cerner de ses flatteries, frôlements, frottements et caresses. Il obtient assez vite, mi-ravi mi-déçu de cette facilité, qu’elle s’offre à lui dans un hôtel. Ils passent ensuite de longues semaines de motel en motel « à faire des choses dégoûtantes au lieu de se comporter comme des gens normaux » selon les mots de Dolorès. Les « caresses spéciales » du « beau-père » sont récompensées par des chandails, des jupettes ou des sucettes dont est friande l’adolescente. Plus tard, Dolorès, séduite par la pensée brillante de son professeur de théâtre s’enfuit avec lui. Il se révèle un pire tortionnaire que son « beau-père » incestueux. Elle fuit à nouveau, se marie avec un jeune homme simple et meurt à dix-sept an en mettant au monde leur enfant. Le premier agresseur décède en prison après avoir assassiné le professeur de théâtre.

C’est le surnom charmant que donnait à Dolorès son tourmenteur qu’a généralement retenu le public : « Lolita ». C’est aussi le titre du roman écrit, comme une « confession » du « beau-père » criminel, par l’écrivain russo-américain Vladimir Nabokov entre 1949 et 1954 et publié pour la première fois avec beaucoup de difficultés en 1955 par un éditeur parisien douteux. Le génie de Nabokov est d’avoir fait de ce récit sordide une œuvre magique, sensible, poétique et pourtant, si l’on veut bien le lire, sans aucune complaisance envers l’agresseur de Lolita et sans ambiguïté sur le fait que Dolorès, prénom choisi par Nabokov parce que : « Le sort cruel de ma petite fille devait être pris en compte en plus de la joliesse et de la limpidité. Dolorès lui fournissait également un autre diminutif, plus ordinaire, plus familier et enfantin », n’est « Lolita » que par les perversions de son tourmenteur. « Dolores » signifie « douleurs » en espagnol.

L’histoire de cette petite victime de papier me semble exemplaire de celle des enfants victimes d’agressions sexuelles et des représentations qui s’y attachent. Au premier « détournement » sexuel de Lolita par Humbert-Humbert – « Ce double grondement est, il me semble, très repoussant, très suggestif. C’est un nom haïssable pour une personne haïssable », disait Nabokov – va succéder une série interminable d’autres détournement qui assignent éternellement cette adolescente, comme tant d’autres, à une place de victime accusée de sa propre victimation.

Qui est Lolita ? A en croire bien des commentateurs, des critiques, des paraphraseurs, des paroliers, des lecteurs, mais aussi les dictionnaires, les publicités, certains stylistes de mode, le grand public, Lolita est une : « une toute jeune fille au physique attrayant, aux manières aguicheuses, à l’air faussement candide », « une toute jeune fille qui a des rapports sexuels avec un homme plus âgé qu’elle d’au moins dix ans, mais qui est plutôt âgé de 30 ou 40 ans », qui « tombe amoureuse d’un quadragénaire », qui « est jugée perverse et démoniaque ». Etc. Qu’en dit Humbert-Humbert pour sa part ? Il avoue, par exemple : « Pourquoi sa façon de marcher – ce n’est qu’une enfant, notez bien une simple enfant ! m’excite-t-elle si abominablement ? Analysons-la. Les pieds légèrement rentrés. Une sorte de tortillement élastique en dessous du genou qui se prolonge jusqu’à la chute de chaque pas. Une démarche un tantinet traînante. Très infantile, infiniment racoleuse ». Humbert-Humbert lui-même ne décrit nullement une « adolescente-amoureuse-d’un-quadragénaire-qui-cherche-à-le-séduire-par-ses-manœuvres-perverses ». Il décrit exactement comment c’est lui qui souhaite s’approprier l’innocente désinvolture de cette fillette. Ce que Lolita a de si « racoleur » pour Humbert comme pour tous les pédocriminels, c’est son « infantilisme » même. Il ne cache pas non plus le peu d’intérêt qu’il a pour Lolita elle-même en la décrivant comme une « charmante morveuse élevée au-dessus d’une existence ordinaire par la seule vertu de l’amour singulier qui lui est prodigué ».

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