Les mots pour dire les violences sexuelles

Les mots pour dire les violences sexuelles, ou le minutieux travail de falsification de la réalité par le langage

par Marilyn Baldeck, Déléguée générale de l’AVFT

Lors des réunions préparatoires au colloque que nous avons eues avec les membres de l’association Mémoire traumatique et victimologie, il a d’abord été question de définir l’angle, le titre et les « idées-forces » du colloque. Ce travail nous a presque immédiatement confrontées à la problématique du langage utilisé pour décrire les violences faites aux femmes et plus particulièrement les violences sexuelles, thème du colloque.

Dans ce travail de défrichage (et de déchiffrage des mots), nous nous sommes d’emblée interrogées sur la pertinence du qualificatif de « sexuelles » pour nommer ces violences. Qu’est-ce qui fait en effet qu’une agression est « sexuelle », qu’un harcèlement est « sexuel », qu’une violence est « sexuelle » ? A partir de quels critères une violence peut-elle être dite « sexuelle » ? Le droit et la jurisprudence tentent d’y répondre, mais nous savons et nous verrons2 qu’ils ne sont que la traduction, à un instant donné de l’histoire du droit, de normes que les femmes, principales victimes de ces violences, ont encore très peu contribué à définir. Il est d’ailleurs fréquent que lorsque nous intervenons auprès de publics scolaires sur la définition de « l’agression sexuelle », des jeunes filles s’étonnent fort à propos du fait que, selon la jurisprudence en vigueur, des attouchements imposés sur le ventre voire le bas-ventre, ou les cheveux, ne sont pas considérés comme des agressions sexuelles, alors que ces parties de leur corps relèvent pourtant bien pour elles de leur intimité.
A quoi s’applique au fond le qualificatif de « sexuel » ? A la partie du corps des victimes qui est atteinte ? Pas nécessairement, comme nous venons de le voir, ou alors de manière restrictive. Le harcèlement « sexuel » peut en outre être constitué sans aucune atteinte physique. Au but que recherche celui qui les commet ? Là encore, les mots ne tombent pas juste, car l’agresseur cherche avant tout à faire une démonstration de force, à asseoir sa domination et non pas à assouvir un désir ni même à prendre du plaisir sexuel : les atteintes sexuelles ne sont qu’un instrument de cet acte de domination, l’objet du « hold-up ».
Nous commencions donc par critiquer une expression –« violences sexuelles »- que nous utilisons tous les jours et qui se retrouvera même, faute de mieux, dans le titre du colloque…
Par ailleurs, lors de ces échanges, les mots du champ lexical des violences sexuelles étaient bien « fades », comme le dit Solinge du moment où elle a dû verbaliser le viol dont elle a été victime devant un officier de police, bien en-dessous de la réalité. Quelle que soit notre « casquette », juriste, militante, féministe, psychiatre, médecin, psychothérapeute… nous faisions le constat commun que nous sommes constamment en butte avec les mots pour désigner les violences sexuelles : démunies, mais aussi consternées et révoltées par ce que le langage dit des violences « sexuelles ».
Pour paraphraser René Char, les mots savent de nous, du monde dans lequel nous vivons, des choses que nous ignorons d’eux… si nous n’y prenons garde. Et s’ils parlent, les mots peuvent également « pré-juger » voire mentir sur la réalité qu’ils sont supposés désigner, tout en étant les révélateurs des présupposés de celles et ceux qui les utilisent, mais plus encore de la « société » qui les a engendrés.

Le langage est en outre instrumentalisé par les tenants d’un immuable ordre patriarcal qui voudraient faire croire que c’est parce que l’on parle trop des violences sexuelles que les victimes souffrent : « C’est à force de parler du viol, de dire à quel point c’est grave que les victimes finissent par aller mal6 ». Yvon Dallaire, psychologue (et sexologue…) québécois et misogyne notoire, ne dit pas autre chose à propos des violences sexuelles commises sur les enfants : « Encore une fois, la perception de la réalité, (...) et l'interprétation catastrophique des abus peuvent provoquer des réactions pires que la réalité de ces abus ». Comme si les mots avaient le pouvoir de créer ab nihilo la réalité, comme si, sans les mots, les victimes arrêteraient de souffrir. Cette grossière manipulation vise à faire silence sur les violences sexuelles, non pas bien sûr pour le bien-être des victimes, mais pour la tranquillité des agresseurs. Et c’est bien au contraire la mise en sourdine langagière des violences qu’elles ont vécues qui ronge les victimes.

Ainsi les mots sont-ils un vrai terrain de lutte politique, en témoignent d’ailleurs, autre sujet, les résistances encore massives à la féminisation de certains noms de métier. Une intervention sur le langage des violences sexuelles s’est donc imposée dans ce colloque, et a pour ambition d’être une invitation à prendre garde aux mots, et même d’être sur nos gardes lorsque nous utilisons des mots pour parler des violences sexuelles.
Pour préparer cette intervention, la méthode utilisée a été extrêmement simple : pendant les trois semaines précédant le colloque, j’ai systématiquement relevé tous les mots se rapportant aux violences sexuelles « croisés » dans mon travail à l’AVFT. Mon corpus est donc composé des e-mails reçus à l’association, des jugements obtenus quand l’AVFT agit en justice auprès des victimes, des échanges avec des magistrats, des policiers, des médecins, des militantes et militants, d’expertises psychiatriques, de quelques articles juridiques ou sociologiques, du Code pénal etc. Seules les paroles des victimes elles-mêmes ont été écartées. Contrairement aux professionnel-les qui interviennent à leurs côtés, elles ne sont en effet pas supposées avoir effectué un travail sémantique sur les violences dont elles ont été victimes.

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