Causalité circulaire et coresponsabilité

Pour une autre approche des violences

par Sokhna Fall

Un acte de violence est commis. La suite devrait être simple : voici les faits, voilà l’auteur, voilà la victime. La Police puis la Justice devraient pouvoir remplir leurs missions et permettre l’apaisement attendu de tous. Le retour à l’ordre social devrait suivre grâce au jugement qui dira : untel(untelle) est responsable de tel acte sur untel(untelle). Untel(untelle) est blessé(e), traumatisé(e), décédé(e) du fait des actes commis par untel(untelle).

Nous le savons trop bien, ce n’est jamais aussi simple. Dès que l’acte de violence est connu, naît le soupçon… sur la victime. Ce soupçon bénéficie d’un surprenant consensus : la victime elle-même, l’auteur, de nombreux policiers, magistrats, personnes de l’entourage, la supposent coupable. On l’a vu, de tout temps, et de façon spectaculaire dans certaines affaires récentes, les regards critiques se tournent tous vers la victime. Qu’a-t-elle bien pu faire pour en arriver là ? Troublées, des procédures s’enlisent voire s’étiolent, des thérapies tournent en rond, et des agresseurs continuent, impunis.

Comment (et faut-il ? certains auteurs pensent que la culpabilité rend aux victimes une place de « sujets de leur histoire » (1) ) débarrasser les victimes de leurs sentiments de culpabilité ? Elles sentent, à juste titre, que quelque chose d’elles-mêmes a été impliqué. Comment obtenir des auteurs qu’ils assument pleinement leur responsabilité ? alors qu’ils perçoivent et protestent, pour se dédouaner, que quelque chose chez la victime a déclenché leur violence. Comment rendre justice, réellement et symboliquement, quand tout paraît si confus ?

Criminologie et victimologie

En 1950, la criminologie américaine avait soulevé le débat en posant cette question : « La victime est-elle coupable ? »(2). Les criminologues s’interrogeaient sur le rôle de la victime, perplexes devant ces situations où il semblait que la victime avait couru à la catastrophe, face à ces études qui dessinaient des « profils de victimes », des comportements si paradoxaux.

La mise en cause de la victime par la criminologie dans les passages à l’acte de violence ne pouvait pas tenir longtemps. Elle posait un problème d’éthique et de logique. Si les comportements de la victime peuvent parfois paraître contraires à son intérêt, on ne peut soutenir qu’elle est « coupable » de son agression à moins de supposer toutes les victimes – du prisonnier de Saddam Hussein torturé dans ses geôles à la jeune femme agressée en récupérant sa voiture dans un parking souterrain – animées d’un masochisme passionné. Culpabiliser la victime aboutit à une inversion qui ne résiste pas longtemps à l’analyse. À dire vrai, l’inversion de culpabilité (3) est une stratégie typique des agresseurs et de ses complices. Pour sortir de cette impasse, les chercheurs américains se sont intéressés aux comportements des auteurs et des victimes en utilisant la notion de « cible » déjà pertinente pour analyser des passages à l’actes délictueux dirigés contre des biens matériels. Certaines personnes – comme certains lieux, certains objets – par leurs caractéristiques constituent pour les délinquants ou les criminels une cible d’accès facile et leur garantissant une probable impunité. Cette notion de cible nous indique qu’en fait, ce n’est pas « l’occasion qui fait le larron » mais, « le larron qui saisit l’occasion ». Nous y reviendrons.

L’approche systémique

À la même époque, se développaient, également aux Etats-Unis, les thérapies familiales systémiques. Ces approches s’étaient affranchies d’une vision en termes de causalité linéaire « historique » pour penser les maladies mentales à partir du contexte où elles apparaissaient. La question n’était plus :« qu’est-ce qui a causé tel symptôme ? » mais « dans quel contexte, ce comportement fait-il sens ? » et non plus « qui fait quoi à qui ? » mais « que font-ils ensemble ? » (4). Les systémiciens ont commencé à penser les difficultés de leurs patients en termes de « causalité circulaire ». L’approche systémique a offert des leviers thérapeutiques formidables. De nombreux concepts très riches sont apparus, outre la causalité circulaire qui nous occupe ici, tels que la « double contrainte (5) (6) », les « loyautés invisibles », les rôles familiaux, etc… et la « résonance (7) » qui nous intéressera particulièrement plus loin. Ces différents concepts permettent, dans le cadre de la thérapie familiale, aux membres d’une famille de se vivre comme co-acteurs des difficultés et donc, et surtout, comme co-acteurs des solutions.

Avec la notion de « causalité circulaire » une situation, un problème n’est plus envisagé comme la conséquence d’un événement ou comportement mais comme la résultante d’une sorte de champ de force multifocal. C’est le jeu des actions-rétroactions des différents membres d’un système qui produit le symptôme, la difficulté relationnelle présentés aux thérapeutes. La causalité linéaire, qui ne peut appréhender qu’un événement et ses conséquences, écrit une histoire, avec un début et une fin. La causalité circulaire place l’origine en plusieurs points diffus et laisse la fin incertaine. Le rapport au temps n’est donc pas le même. Le temps de la causalité linéaire se situe logiquement dans le passé, celui de la causalité circulaire dans le présent. Quand il s’agit de traiter des violences, la question du temps devient complexe. Plusieurs conceptions du temps peuvent être distinguées. Le point de vue judiciaire se tourne vers le passé, se soutenant nécessairement de la causalité linéaire : A a commis tel fait contre B, entraînant autant de jours d’ITT(8). Du point de vue de la victime, le temps est souvent suspendu, gelé, indéfini ou plutôt indéfinissable, mais soumis lui aussi à la causalité linéaire, d’une façon qu’on pourrait qualifier de réflexive. Le point de départ de cette histoire interminable pour la victime est quelque chose comme: « je n’aurais pas dû … » – l’écouter, le suivre, parler, me taire, partir, entrer, courir, rester, pleurer, sourire… Le temps thérapeutique doit intervenir logiquement après les violences. Avant, il doit servir la prévention. Pendant, il prend le risque inacceptable de placer le thérapeute en position de complice, comme ces médecins chargés de veiller à ce que le résistant politique reste en état d’être torturé. Pourtant, depuis la connaissance de l’intérêt thérapeutique de l’abréaction du traumatisme (9), c’est aussi celui de la réactualisation du traumatisme.

Le concept systémique de « causalité circulaire » comporte, comme la notion criminologique de « culpabilité de la victime » un danger de confusion des responsabilités quand il s’agit de violences, dont nous savons à quel point elles sont le plus souvent « intrafamiliales ». Le danger ici n’est plus d’inverser la culpabilité, mais de justifier les actes de violences de l’auteur par les comportements de la victime, ou de les réduire à une simple dimension d’« interactions ». On peut se retrouver ainsi à soutenir l’auteur dans un discours qu’il développe en général très bien lui-même, à savoir qu’il a été « provoqué », « tenté », « mis en colère », qu’il « n’avait pas le choix », etc. Autrement dit, à dénier ou banaliser des interdits posés par la Loi. Mais, comme l’oublient volontiers les agresseurs, la Loi n’interdit ni la colère, ni l’excitation sexuelle, ni la haine. Elle interdit sans ambiguïté les « coups et blessures volontaires », les « agressions sexuelles », les « homicides ».

Faut-il donc abandonner, dans certains cas, cette si riche notion de « causalité circulaire », qui permet d’élargir notre manière de penser les relations humaines, de crainte de tomber dans la complicité symbolique, voire juridique (pour les cas de non-dénonciation de crime) ? Est-il possible de raisonner sur un acte de violence en termes de « causalité circulaire » sans abandonner la juste confrontation de l’auteur à ses actes ? Il me semble que la psychanalyse de Sandor FERENCZI, l’approche systémique de Mony ELKAÏM et les données récentes de la neuropsychologie telles qu’elles ont été interprétées par Muriel SALMONA permettent de répondre sereinement « oui », à cette question.

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